Extrême pauvreté: les surprenantes lois de puissance du don efficace

Inspiré d’un billet de Jeff Kaufman

J’ai pour la première fois découvert l’altruisme efficace à travers le plaidoyer de Peter Singer pour une approche stratégique à la lutte contre la pauvreté.

S’il me fallait résumer la force de ses arguments en une seule image, ce serait avec la juxtaposition ces deux graphiques.

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Source: Doing Good Better1

Le premier graphique montre la distribution mondiale du revenu. En abscisse, les plus pauvres sont à gauche et les plus riches à droite. Cette distribution est très inégale, de telle façon que les plus riches sont extrêmement riches alors que la majorité de la population mondiale est relativement très pauvre. On appelle lois de puissance2 ce genre de distribution très asymétrique. On leur oppose des distributions moins extrêmes, telles que la distribution normale. La taille chez les humains suit une distribution normale : les plus grands humains ont une taille au plus 60% supérieure à la moyenne. Mais les humains les plus riches sont des centaines de fois plus riches que la moyenne. Les 10% les plus riches de la planète ont donc une capacité d’aider énormément les plus pauvres.

Mais qui est cette élite mondiale d’oligarques? Vous en faites probablement partie. J’ai pris soin d’effacer l’échelle de l’axe des ordonnées. Tentez de deviner à quel centile vous vous trouvez. Une fois que vous avez écrit votre réponse, regardez le graphique complet. Sans tricher, auriez-vous deviné à quelle partie de la courbe vous appartenez?3.

Ce résultat est peu intuitif: vous n’avez pas l’impression d’être nanti, mais vous faites partie des personnes les plus riches au monde, ce qui vous donne une opportunité d’aider énormément les plus pauvres. Ceci est la première des surprenantes lois de puissance de l’altruisme efficace.

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Source: DCP2.

Le second graphique montre le rapport coût-efficacité de 108 interventions de santé dans les pays en développement. Les données proviennent de la base de données DCP2, qui répertorie le coût de chaque intervention et son bénéfice en termes d’années de vie pondérées par la qualité, ou quality-adjusted life-year (QALY). La QALY est un outil qui permet de comparer différentes interventions de santé. Une année en pleine santé vaut 1 QALY. Une année d’une personne infectée par le VIH vaut 0,5 QALY, une année d’une personne atteinte de surdité 0,78 QALY4. Une intervention qui soigne la surdité d’une personne en parfaite santé pour 10 ans vaut donc (1-0,78)*10=2,2 QALY5.

Ces calculs de QALYs servent avant tout d’exemple illustratif. Ils soulignent l’importance de la quantification et l’utilité d’une mesure d’impact standardisée. L’altruisme efficace ne se limite pourtant pas aux calculs de QALYs, loin s’en faut. Dès qu’il s’agit de comparer des interventions en-dehors du domaine de la médecine ou de la santé publique, d’autres méthodes s’imposent, et sont fréquemment utilisées.6

Comme on peut le voir sur le graphique, les interventions de santé les plus efficaces sont non pas 30% plus efficaces que la moyenne, ni même 3 fois plus efficaces, mais bien des dizaines de fois plus efficaces. L’intervention la plus efficace dans la base de données DCP2 produit 15 000 fois plus de bénéfice que la moins efficace, et 60 fois plus que l’intervention médiane. De plus, il faut imaginer le graphique comme s’il était coupé à droite, avec des barres bien plus hautes qui ne sont pas montrées ici. En effet, au-delà de la base DCP2, les interventions de santé les plus efficaces sont particulièrement exceptionnelles : l’éradication de la variole en 1979 a prévenu plus de 100 millions de morts, pour un coût de 400 millions de dollars7.

Cela aussi est contre-intuitif. Les différentes ONG travaillant dans le domaine de la santé se ressemblent toutes, et peuvent sembler interchangeables. Mais en réalité, il est crucial de choisir la plus efficace. Si l’on choisit une ONG qui met en place de manière compétente une bonne intervention qui pourtant n’est pas exceptionelle, l’on risque de perdre plus de 90% de la valeur potentielle de son don.

Ainsi, ces deux graphiques8 résument l’importance d’un altruisme efficace. Ce mouvement se fonde sur l’idée que les chiffres ne sont pas décoratifs: lorsque l’on observe des ratios aussi extrêmes que ceux-ci, cela est un appel à agir.

  1. Doing Good Better, William MacAskill. Les données utilisées par l’auteur pour produire ce graphique proviennent de plusieurs sources. Entre le premier et le 21ème centile des plus riches, les données proviennent d’enquêtes auprès des ménages apportées par Branko Milanovic (voir par exemple Milanovic 2012). Pour les 73% les plus pauvres, les données proviennent de l’initiative PovcalNet de la Banque Mondiale. Pour les 0.1% les plus riches, le chiffre provient de The Haves and the Have-Nots: A Brief and Idiosyncratic History of Global Inequality, Branko Milanovic. 

  2. Voir Wikipédia, Loi de puissance

  3. L’application de Giving What We Can peut vous donner votre centile exactement. 

  4. Organisation Mondiale de la Santé 

  5. Les pondérations expriment la moyenne des préférences exprimées par les patients. Il y a plusieurs méthodes pour les mesurer, mais la plus commune consiste à demander aux patients de choisir s’ils préfèrent rester en vie avec une certaine maladie pendant une période donnée, ou vivre moins longtemps mais dans un état de santé parfaite (Torrance, George E. (1986). “Measurement of health state utilities for economic appraisal: A review”. Journal of Health Economics. 5: 1–30). Cette méthode présente certains désavantages, mais les systèmes de santé sont de toute façon obligés de hiérarchiser les maladies pour faire le meilleur usage de leur budget limité, et le QALY est pour l’instant l’outil de plus utilisé.

    Parmi les désavantages, il peut par exemple y avoir des biais dans les préférences exprimées. Si l’on interroge ceux qui n’ont pas la maladie, ils pourraient surestimer son impact, car le fait de poser la question donne une prééminence psychologique à la maladie. Le fait d’y penser lorsque la question est posée donne l’impression que la maladie va déterminer notre qualité de vie alors qu’en réalité la qualité de vie est déterminée par de multiples composantes. Mais l’inverse pourrait aussi se produire, si les participants à l’expérience ne réalisent pas à quel point une maladie est douloureuse avant d’en avoir souffert. Demander aux patients atteints de la maladie pourrait aussi mener à des biais dans les deux sens. Le fait de poser la question rappelle aux patients qu’ils vivent avec cette maladie et leur demande d’imaginer une vie en bonne santé, ce qui pourrait les amener à surestimer son influence sur leur qualité de vie. Au contraire, le fait d’avoir une maladie incurable pourrait pousser le patient à positiver sa situation pour ne pas perdre espoir, alors qu’une personne en bonne santé serait plus lucide. Au-delà de ces questions de biais cognitifs, certains philosophes considèrent que c’est l’expérience hédonique et non les préférences (même parfaitement dé-biaisées) qui est déterminante moralement. Enfin, le QALY ne permet généralement pas de dire qu’il est meilleur de mettre fin à une vie, même si les souffrances sont extrêmes, car les QALY négatifs sont rarement utilisés. Pour une discussion critique voir:

    Prieto, Luis; Sacristán, José A (2003). “Problems and solutions in calculating quality-adjusted life years (QALYs)” . Health and Quality of Life Outcomes. 1: 80. (archive)

    Broome, John (1993). QALYs. Journal of Public Economics. Volume 50, Issue 2, February 1993, Pages 149-167

    Mortimer, D.; Segal, L. (2007). “Comparing the Incomparable? A Systematic Review of Competing Techniques for Converting Descriptive Measures of Health Status into QALY-Weights”. Medical Decision Making. 28 (1): 66–89. 

  6. Voir par example l’Oxford Prioritisation Project, la comparaison de causes de 80,000 Hours, ou ce billet de Michael Dickens. 

  7. Toby Ord, The moral imperative towards cost-effectiveness (archive

  8. L’on pourrait se demander pourquoi nous rencontrons de telles distributions. Pour quelle raison les interventions de santé ne sont-elles pas distribuées normalement? Sans doute car l’efficacité d’une intervention est le résultat de la multiplication (plutôt que de la somme) d’un grand nombre de petits facteurs indépendants. Voir Wikipédia Loi log-normale

August 27, 2017
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